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Publié le par universite-d-anchin

Norman Mailer, l’imprécateur d’une Amérique en crise

Dans moins d'un an, nous fêterons le centenaire de Norman Mailer (1923-2007), le trublion des lettres américaines, avant de savourer les agapes de cette  figure incontournable de la littérature du XXème siècle, retour sur  l'œuvre, la vie et les points de vue d' un auteur hors-norme. Homme de tous les écarts mais fidèle à ses inconstances, il n’a jamais caché l’ambivalence des sentiments qu’il éprouvait pour sa vieille Amérique, ce pays aimé autant qu’haï auquel il a taillé un costume flambant neuf aux dimensions de sa démesure et de ses contradictions par ses pamphlets vengeurs (Pourquoi sommes-nous au Vietnam?), ses romans subversifs (Le chant du bourreau) et ses articles lumineux (sur Oswald, Nixon ou Reagan) réunis aux éditions des Belles Lettres en 1999.

Crochet du style et direct de la prose, Mailer, solide et tendu comme les cordages dans lesquels il aimait se faire photographier pour promouvoir ses romans, en aura fait voir à sa nation chérie, dans un corps à corps éprouvant avec les points aveugles de son idéologie. Fort en gueule plus que fort en thème (car il ne s'embarrasse pas de fioritures), il travaillera jusqu’au bout cette image d’anarchiste enflammé, devenant une figure incontournable de la contre-culture (il créera le Village Voice) aux côtés de Truman Capote, de Hunter S. Thompson et du Tom Wolf des premières années.

Le succès foudroyant de son premier roman les Nus et les Morts sera à la mesure du dézinguage en règle subi par son deuxième opus,  phénomène typiquement américain, la réception d’un auteur devant beaucoup à l’influence des opinions makers, l’équivalent lointain de nos critiques littéraires,  faiseurs de pluie plus que de beau temps dans les colonnes d’une presse à grand tirage qui n’a jamais fait grand cas de la littérature.

Pour éviter que ne se reproduise ce genre de déconvenue, Norman Mailer prendra soin de promouvoir son image d’enfant rebelle en émaillant sa carrière littéraire de scandales en tous genres et de provocations diverses, au risque de passer pour un histrion aux yeux du grand public. Défiant la police, narguant les politiques, invectivant les médias dès qu’on lui tendait un micro (ou qu’il le saisissait de lui-même), ses prises de positions radicales, contre la raison d’Etat notamment,  lui causeront pas mal de déboires. L’homme aux cheveux en bataille et au regard perçant, laissant toujours traîner un petit sourire après avoir balancé ses vacheries,  est pourtant bien plus complexe qu’il n’y paraît.

Ode au guerrier récalcitrant

Pour ce dernier, qui disait à 15 ans dans une lettre à sa mère pouvoir rivaliser avec Maïmonide, Einstein et Karl Marx (ses maîtres à penser), tout événement historique est d’abord un matériau propice à travailler son écriture, urgente, concrète et abrasive. De la matière, l’expérience de la guerre sur un atoll japonais lui en fournira et de la plus brûlante. Après avoir procédé au relevé clinique des événements, tel Hemingway ou Dos Passos, méthode glaciale qui le fera passer pour un type insensible, il passera au tamis de son ironie triste les idéologies à l’œuvre, mettant à jour un certain nombre d’impensés de la psyché américaine dont la paranoïa et son corollaire, la violence, en tout cas, un certain désir de violence, qui lui semble dans sa typologie, n’appartenir qu’à l’Amérique contemporaine.

 Physionomie de la paranoïa, généalogie de la violence

 La paranoïa résulte selon lui d’un  désir irrépressible de chercher le conflit, réflexe d’une nation qui ne peut s’empêcher d’ éprouver, après une époque de forte prospérité qu’elle n’espérait plus,  le besoin de se fabriquer des ennemis, tout ce qui peut menacer son hégémonie culturelle et sa suprématie économique constituant le prétexte parfait pour déclarer la guerre aux pays qui se risquent à remettre en question la légitimité de ses principes, de Cuba au Vietnam, entre autres.

Quant à la violence tapie à chaque angle de rue et dans le plus petit recoin d’espace mental, c’est le désir inassumé de retrouver les sensations primitives qu’un monde désincarné, symbolisé par l’omniprésence de la matière plastique, a contribué à étouffer, qui en serait la cause. Cet empire du faux, ce cauchemar climatisé, ce monstre doux (Enzo Traverso) émousse les sensations de l’Américain moyen qui n’en peut plus de ferrailler dans les limites de son puritanisme, auquel il consent cependant, qu’il promotionne et dont il souffre dans sa chair, relevant de la plus pure hypocrisie derrière un moralisme de façade, aboutissant de ce fait à un refoulement mortifère dont la guerre froide symbolise  l’apogée.

Ainsi Norman Mailer bâtit son analyse en décortiquant les moments-clés de l’histoire américaine afin de mieux comprendre comment les vertus supposées de ce pays qui a toujours prôné l’exemplarité démocratique sont mises à mal par le cours de l’histoire. Avant le cynisme affiché du néo libéralisme des années 80, de grandes périodes sont ainsi dégagées ; les années 50 et le refoulement moral généré par la guerre froide et les années 60 marquées par l’assassinat de JFK un évenement inattendu qui va prouver aux Américains que le « pire peut arriver sans raisons » ainsi que la guerre du Vietnam qui va provoquer ce que Mailer appelle, visiblement imprégné de psychanalyse, « le traumatisme de l’innocence ».

 Valse avec Norman ou l’homme qui ne voulait pas choisir

 Si Norman Mailer accuse, dénonce et démystifie, il semble délicat de le ranger dans le camp des  progressistes.  Faisant plus office de franc-tireur, il n’appartient qu’en pointillé à cette nouvelle gauche dont Susan Sontag et Angela Davis, influencées par les écrits d’Herbert Marcuse et les théories d’Adorno, sont les figures les plus assimilables. En effet, Norman Mailer bien que critique à l’égard de ce pays qui le révulse en public et le fascine en secret, reprend à son propre compte, un certain nombre d’éléments indissociables de l’identité américaine dont il est fortement imprégné, jusqu’à en frôler la caricature.

De l’ecchymose avant toutes choses

Éminemment pragmatique, se construisant à travers l’expérience, affirmant sa solidarité tout en se voulant à l’écart des modes et des mouvements, Mailer a toujours prôné une certaine forme de virilité (proche d’Hemingway apologiste de la corrida ou de Faulkner chasseur d’ours dans un sud fantasmé), allant jusqu’à tenir à l’égard des féministes américaines des propos franchement limites, faisant l’apologie de la force à travers la pratique de la boxe qu’il perçoit comme la reconquête empressée de son corps et la possibilité de renouer, comme paniqué au milieu des buildings,  avec une certaine forme d’ animalité régulatrice.

C’est dire si Mailer est partagé entre les extrêmes, éprouvant une certaine attraction pour les excès de cette Amérique volontiers belliqueuse, toujours prête à en découdre avec le reste du monde tout en trouvant ceux qui la représentent dans le concert des nations foncièrement pathétiques, infantiles pour ne pas dire infatués d’eux – mêmes ; « Parce qu’il s’ennuyait, Johnson voulait sa guerre et il l’a eu » dit-il sans prendre de gants dans le documentaire Histoires d’Amérique, tourné par Stan Neuman et Richard Copans peu de temps avant la disparition de l’enfant terrible.

Et l’on retrouve là un des principes fondamentaux de la philosophie Mailerienne; pour le chroniqueur intempestif, un pays responsable doit savoir reconnaitre ses erreurs, d’où son admiration sans bornes, quand le pouvoir en place le déçoit ou trahit son impuissance à changer les choses, pour les figures pittoresques de son pays, de Mohammed Ali à Robert Kennedy, l’un admiré pour sa bravoure, l’autre respecté pour sa franchise. Ainsi, il lui paraît cohérent de mettre au même degré d’importance historique un sportif « illettré » mais véritablement habité par son rôle d’éclaireur et un politicien chevronné,  croyant au bien fondé de ses combats, quitte à s’y brûler les ailes.

Alors, dans les  failles et fissures d’un pays torturé capable d’enfanter le pire comme de générer le meilleur, Mailer se sent plutôt à l’aise, savourant  à l’automne de sa vie un des plus beaux apports qu’une communauté opprimée puisse faire à la culture d’un pays qui pourtant est loin d’avoir été tendre avec elle. « Ce sont les noirs qui ont le mieux compris la discordance de la vie moderne » confiera-t- il en posant sur sa platine un vieux pressage de Monk,  avouant, en extase devant sa poignée de vinyles  aux pochettes abîmées, que toute sa vie durant, c’est cette vérité-là, orgasmique et tortueuse, qu’il  a voulu atteindre dans son écriture.

 Didier Boudet.

Conseils de lecture

Les Nus et les Morts

Les armées de la nuit

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 article publié le 9 juillet 2017

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