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Publié le par universite-d-anchin

Un article du conférencier Didier BOUDET sur François Truffaut (en introduction à sa conférence prévue le 21 novembre).

 

François Truffaut, Marcel Proust et le téléphone

« Je vais vous faire un aveu, je déteste les répondeurs automatiques », Charles Denner, L’homme qui aimait les femmes, 1977.

François Truffaut avait de nombreux points communs avec Sacha Guitry, l’un de ses pères adorés avec Bazin et Renoir.  En plus d’une véritable fascination pour le mystère féminin, le gamin de la place Clichy partageait avec l’auteur unanimement fêté du journal d’un tricheur (qui repose également au cimetière de Montmartre), une détestation viscérale pour le téléphone. Le monde moderne avec ses boites d’antidépresseurs et ses transistors à piles ne pouvait trouver grâce aux yeux de l’auteur des 400 Coups, quant à la façon de manier le volant de son automobile, elle n’a pas laissé que de très bons souvenirs à son épouse.

Ça n’est un mystère pour personne, pour communiquer avec ses contemporains, tisser avec eux quelques liens précautionneux, se véhiculer dans l’entrelac si périlleux des relations humaines, Truffaut privilégiait l’art désormais oublié de la correspondance, martyrisant sa  vieille Olivetti sur laquelle il ne tapait que d’une main ou recouvrant ses papiers à entête des Films du Carrosse d’une écriture appliquée au feutre noir (ou bleu) pour expliquer ses intentions et clarifier ses attentes, prodiguer ses conseils pratiques (sa fameuse intransigeance bienveillante a convaincu plus d’un aspirant cinéaste à raccrocher la pellicule) ou dispenser ses nombreuses recommandations professionnelles. Les locuteurs privilégiés avaient droit quelquefois à des missives personnalisées, un tantinet fantaisistes, gorgées de calembours désuets, parsemés de collages à la maladresse attendrissante. Pour le reste, c’est sa collaboratrice attitrée, la dévouée Suzanne Schifman qui était chargée de régenter les relations personnelles entre cet homme du XIXème siècle et ses différents interlocuteurs.

Si l’on se penche plus avant sur l’enfance tumultueuse du cinéaste, on constatera rapidement que cette inadaptation à la modernité n’avait rien de bien surprenant. En effet, l’adolescent rêveur, précocement épris de littérature (De Balzac à Genet en passant par Audiberti) fut très tôt un adepte de la missive patiemment calligraphiée. Tel un personnage Stendhalien égaré dans le tourbillon consumériste du XXème siècle, où les plus grands sémiologues prenaient un malin plaisir à mélanger le medium avec le message, François Truffaut vouait un culte à la pratique de la correspondance, considérant la sienne et celle des auteurs qu’il admirait comme une espèce d’œuvre seconde, matrice essentielle des travaux en gestation, fourmillante d’indications salutaires et de préconisations bienveillantes. Ce paradis d’écriture, il le classa toute sa vie durant avec une rigueur qui confine à la pathologie dans des chemises rigoureusement numérotées.

Écrire était pour lui plus qu’une éthique, presqu’un éthos, peut-être plus qu’un rapport au monde. Ne qualifiait-il pas certains de ses propres longs métrages, Les 2 anglaises ou Adèle H, comme des films « écrits à la main » tirages en négatif des autres tournages dont il aimait à dire qu’il fallait donner au spectateur l’impression qu’ils avaient été tournés avec 40 de fièvre.

C’est d’ailleurs comme une œuvre à part entière, l’autobiographie qu’il n’a pas eu le temps d’achever, que François Truffaut envisageait le corpus constitué par les lettres qu’il envoyait quotidiennement à ses proches, et dont la profonde humanité, marquée par une exigence jamais prise en défaut et une fidélité sans merci, ne cesse encore aujourd’hui de nous émerveiller. (Comme Pérec au moment de sa disparition, il sollicitera, sachant son sort scellé, la présence de son copain d’enfance en quelques mots brefs et bouleversants de pudeur).

Quand l’objet d’une détestation devient le motif d’une fascination

L’enfant du 17ème arrondissement, dont la prime jeunesse se consuma en menues larcins entre la rue Monnier et la rue de Navarrin éprouva très tôt une véritable aversion pour les objets de la vie moderne (Baudelaire et De Gourmont), il ne s’empêchait pas d’en utiliser certains pour illustrer son propos, surtout quand ceux-ci lui permettaient d’appréhender différemment la question de la « communication » du couple, thématique qui occupait dans son cœur une place tout aussi importante que la transmission pédagogique.

Songeons par exemple au voyage souterrain du pneumatique que la focale exigeante du cinéaste suit à la trace dans les égouts de Paris dans une scène mémorable de Baisers volés.

Tout décrypteur attentif à la geste Truffaldienne comprendra que c’est moins le portrait d’une époque que la trahison d’une inquiétude que cette utilisation singulière des objets contemporains tendait à révéler, le cinéaste considérant comme Salvador Dali qu’on ne pouvait échapper à la fatalité d’être de son temps. Cette autodidacte assumé, cet éternel chagriné de n’avoir pas poussé plus avant la période des études  portait sur le monde actuel un regard digne de Paul Valéry, s’avouant en secret captivé par la façon dont les objets de la modernité venaient insidieusement  contrarier les phénomènes de cristallisation nécessaires à la construction des passions amoureuses, neutralisant ou décalant malgré eux des éléments essentiels à l’équilibre émotionnel des individus tombés soudainement en amour l’un de l’autre.

Quid de l’esprit romantique quand l’enveloppe soigneusement humectée à laquelle il fallait anciennement des semaines pour parvenir à son destinataire arrive désormais dans les mains de la créature silencieusement convoitée en moins d’une demi-heure ? Barthes lui-même en sourcier implacable des contradictions contemporaines, érigeant en mythologies les petits faits vrais et méfaits mensongers du monde comme il ne va décidément pas n’aura su vraiment répondre, préférant se laisser prendre au piège d’une graphie nerveuse pour deviser à l’envi sur l’obtus et la vie avant de finalement tout miser sur le tracé ancestral du pinceau japonais comme viatique absolu à sa difficulté d’être.

Après avoir pris acte d’un art épistolaire brûlant de ses derniers feux c’est donc au maudit téléphone que Truffaut voudra régler son compte. Il en fera un élément essentiel de son cinéma du secret, où aveux, confessions, prises de bec (à coups de sergent major sur papier crissant ou de taie d’oreiller sur literie molletonnée) tissent la trame resserrée de scénarios sans temps morts, histoires parfaitement calibrées dans lesquelles aucune facilité narrative n'oserait mordiller sur le temps si précieux de l’amateur de salles obscures.

 Pour un cinéma du dialogue…et du malentendu

Dans le cinéma de François Truffaut, le téléphone ne saurait être appréhendé de façon innocente. Dans La femme d’à côté (1981), la scène où Gérard Depardieu et Fanny Ardant se mitraillent de reproches par combinés interposés, tout en vérifiant à la minute la véracité des propos échangés par une fenêtre donnant sur celle de l’ancien amant constitue un moment décisif de l’intrigue révélant par un jeu de reflet imposé sous l’œil d’un petit Balthus énigmatique à souhait, la façon dont la situation va s’envenimer dans le prochain tableau.

Dans L’homme qui aimait les femmes, tourné six ans avant, c’est Bertrand Morane, interprété par un Charles Denner au firmament de sa voix rocailleuse qui pousse le fétichisme jusqu’à exiger qu’une mystérieuse inconnue, de préférence toujours la même, l’appelle tous les matins pour le réveiller à heure fixe afin de lui permettre, par le truchement de ses inflexions capitonnées, de mieux supporter la dure journée de cavaleur qui l’attend.

Les mythologies bienveillantes de Monsieur Marcel

Alors voilà que Truffaut dans cette scène aux premiers abords ubuesque, d’apparence innocente, où Nathalie Baye n’est que voix et Charles Denner pas moins que désir, rend un hommage appuyé à son idole littéraire, celui qui prenait toujours soin de louer neuf chambres pour être sûr d’y enfermer le silence, un certain Marcel Proust. L’auteur de la Recherche dont Truffaut collectionnait sans répit les différents volumes de la correspondance l’avait précédé de quelques décennies dans la vision du téléphone comme élément incongru, forcément générateur d’attitudes distanciées et de projections singulières.

Marcel le prophétique saura s’emparer prestement du potentiel romanesque dont la paternité fut attribué après moult débats à monsieur Graham Bell,  écrivant dès 1922 dans les colonnes du Figaro les lignes suivantes : « Nous n’avons, pour que ce miracle se renouvelle pour nous, qu’à approcher nos lèvres de la planchette magique et à appeler- quelquefois un peu longtemps, je veux bien- les Vierges vigilantes dont nous entendons chaque jour la voix sans jamais connaître leur visage et qui sont nos Anges gardiens dans ces ténèbres vertigineuses dont elles surveillent jalousement les portes, les Toutes-Puissantes par qui les visages des absents surgissent près de nous, sans qu’il nous soit permis de les apercevoir; nous n’avons qu’à appeler ces Danaïdes de l’Invisible (…) les Servantes irritées du Mystère, les Divinités implacables, les Demoiselles du téléphone! » Quand on sait que la France était dix ans avant que ces lignes soient écrites un des pays les moins pourvus en postes de téléphone (un abonné pour 183 habitants), on comprend la fascination presque totémique que cet objet allait exercer sur l’imagination de l’écrivain, suivi peu de temps après dans sa névrose par son laudateur le plus zélé, Jean Cocteau (le parrain de Truffaut au cinéma), dans « La voix humaine », énigmatique tragédie en un acte où l’ustensile préféré de la modernité en vient à tenir sarcastiquement le premier rôle.

Charles Denner, moins bien rasé que Marcel et moins bavard que Jean mais tout aussi porté à la rêverie que nos deux philistins parisiens n’aurait pas rêvé plus belle description, mieux, s’il avait troqué la contemplation des sorties du métropolitain contre l’affriolant brouhaha des centrales d’appel (celle que Mankiewicz a sublimée dans La comtesse aux pieds nus a dû influencer la façon dont Truffaut a filmé l’apparition de ses amazones citadines sorties de leur hibernation).

Alors, fluant devant les inflexions, fuyant devant les intentions, c’est un Denner pris au piège, cloué dans son lit, accroché à son combiné comme Ulysse fut ligoté au mât de son navire, qui tente de résister au charme de ces appels fluets, de ces chants d’espérance explicitement destinés à briser la volonté de ce séducteur intempestif, que seule la réception d’une édition Gallimard (la Blanche, ne nous refusons rien) ne peut détourner de ses errances charnelles.

En s’inspirant l’air de rien d’un des plus beaux articles de l’auteur de La recherche, entièrement consacré aux fantasmagories séculaires qu’une innovation technique a toujours implicitement la charge de transbahuter dans les esprits sensibles, François Truffaut fit coup double, rendant hommage à son auteur fétiche pour mieux interroger son rapport à la modernité.

Didier Boudet

 

Henri Calet, auteur amoureux de la capitale et dont Truffaut était un lecteur passionné consacrera au pneumatique un article très amusant

 

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