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John Steinbeck, William Faulkner, deux essais pour un coup de maître
Publié le septembre 5, 2017, par Didier Boudet, conférencier indépendant
Un Artiste engagé de John Steinbeck (1902-1968) et Essais, discours et lettres ouvertes de William Faulkner (1895-1962), deux recueils passionnants pour aborder les pathologies américaines, les contradictions et les peurs de ce pays sujet de tous les fantasmes sous un angle résolument original. Eclairage de ces textes éloquents ou la tentation de l’objectivité la plus totale laisse rapidement la place au portrait sous-jacent des personnalités les plus marquantes de la littérature américaine.
La chose demeure entendue, les auteurs américains sont loin d’avoir notre appétence pour le confessionnal à ciel ouvert, l’écriture d’un journal intime dont Gide ou Léautaud ont fait un art à part entière ou la tenue quotidienne d’une correspondance frénétique heurtent de plein fouet leur conception de la vie privée, leur vision de l’intime.
A l’inverse, il semble que ce soit dans le cadre contraint d’une commande officielle (demande d’un grand journal ou discours rédigé dans le cadre très officiel d’une remise de prix) que ces écrivains rétifs à l’épanchement, se sentent le plus à l’aise pour délivrer quelques pans inavoués de leurs personnalités véritables, tracées en creux dans le commentaire acéré et la critique sentie de leur époque, de ses contradictions, de ses aberrations et de ses soubresauts. « Un Artiste engagé » de John Steinbeck et « Essais, discours et lettres ouvertes » de William Faulkner reflètent à merveille cette capacité de parler de soi à travers le traitement rigoureux d’un certain nombre de problématiques sociales et de faits culturels, exercice d’autant plus périlleux à appréhender dans un pays qui n’en est pas avare.
Deux approches d’une même réalité sociale
Derrière l’apparente sévérité de leur façon de se donner à leur époque (la faible considération en laquelle est tenue la figure de l’écrivain outre atlantique est sans doute responsable de cette solennité excessive ) la marche du monde comme elle ne va pas est loin de laisser froid l’originaire du Mississipi et le natif de San Francisco, surtout quand les convictions séculaires, les principes douloureusement chevillés à l’âme de ces « enfants du pays », le sens qu’ils confèrent à la capacité de choisir en conscience, se retrouvent ébranlés par l’actualité immédiate et les grands débats qui agitèrent leur époque, du maccarthysme à la répression des émeutes raciales en passant par les conséquences de la grande dépression sur les petits fermiers de la Californie (Famine sous les orangers).
En éternel insoumis, l’auteur des Souris et des hommes tient à défendre sa liberté d’opinion et son farouche individualisme dans son « Je suis un révolutionnaire », un manifeste viril et puissant qui n’est pas sans rappeler le court mais très émouvant récit autobiographique de Jack London « Ce que la vie signifie pour moi » dans lequel l’auteur de Croc – Blanc, parti de la plus grande misère avant de rejoindre la notoriété que l’on sait, tirait les leçons de son ascension fulgurante.
Chacun dans son style, Steinbeck étant plus prompt à manifester un regard amusé sur ses propres faiblesses quand Faulkner reconnait ne se débarrasser qu’à douleur de son austérité patriarcale, font montre d’un indéniable sens de la pédagogie dans ces deux recueils de textes divers, n’utilisant que les matériaux les plus purs de la réalité, souvenirs d’enfance n’ayant rien perdu de leur charge émotionnelle et de leur pouvoir d’enseignement, événements sociaux passés au tamis de leur expérience personnelle, pour consolider une argumentation qui a la particularité de partir des faits pour mieux aboutir à une réflexion qui prend toujours en compte les opinions des partisans et les intentions des détracteurs dans l’ analyse d’un problème. Plus portés sur l’urgence du message à transmettre que sur la virtuosité d’une écriture qu’il faudrait peaufiner indéfiniment, leur enseignement n’en est que plus impactant.
Calibrant avec raison leurs ambitions stylistiques pour s’attacher plus volontiers à l’implacable cohérence de leur démarche, les deux écrivains, pourtant si différents, remplissent efficacement leur mission ; faire réfléchir un lecteur fantasmé auquel ils ont l’élégance de prêter un bon sens terrien semblable au leur en prenant le temps d’exposer les données d’un problème, de les mettre en regard avec un tour d’esprit, en balance avec des agissements particuliers.
Deux phares dans la nuit américaine des vertus chimériques
Qu’il déplore la mutation du livre en simple objet éditorial, qu’il dénonce la famine sévissant dans les champs d’oranger, (le Camus de « Misère en Kabylie » ou le Orwell de la dèche Londonienne ne sont pas loin), qu’il rende hommage au courage du grand dramaturge Arthur Miller (« et si c’est là de la trahison, alors soyez tous des traîtres« ), trainé dans la boue par le congrès américain ou qu’il explique la signification profonde que peut revêtir la pratique de la pêche pour l’Américain « organique » relié par un filament invisible aux énergies telluriques de son environnement naturel, John Steinbeck atteint des degrés d’émotion véritable dans sa façon de traiter un problème.
Après avoir analysé tous ces aspects, son jugement est sans appel, l’Américain moyen souffre surtout de ses propres contradictions, celles qui subsistent à la déclaration de bonnes intentions de la constitution américaine et à leur mise en pratique effective, propices à générer des désillusions violentes.
William Faulkner, plus hiératique, mais plongeant avec tout autant de courage la plume là où ça fait mal, n’a pas son pareil pour soumettre au lecteur qu’il espère attentif des éléments fondamentaux sur l’histoire du Mississipi, formulant des considérations particulièrement pertinentes sur la question – ô combien épineuse – de la vie privée et le sujet très délicat de l’écrivain à succès métamorphosé en animal de foire à l’heure des mass-médias.
Là ou Steinbeck, n’a pas son pareil pour critiquer dans un décompte habile des pathologies américaines les moments où les agissements du citoyen moyen semblent en grandissant décalage avec les principes qu’il se plait à énoncer, le dépeignant comme l’homme de la contradiction, Faulkner entreprend une généalogie particulièrement convaincante du sentiment qui travaille sourdement selon lui la conscience de la plupart de ses concitoyens, celui de la peur devant l’inconnu mêlé à la crainte de l’échec et à l’appréhension de l’adversité.
Selon lui, cette pathologie obsédante ne peut trouver sa résolution que dans la stigmatisation de toute une partie de la communauté américaine, celle des Africains américains ou de la Persona Africaniste pour employer cette expression astucieusement forgée par Toni Morrison dans « Playing in the dark », un essai pour le moins percutant sur l’impensé volontairement entretenu par les critiques littéraires les plus influents de la presse américaine quand il s’agit d’aborder sans faux semblant ou futile échappatoire la place du personnage de couleur dans la littérature américaine.
De la peur à la contradiction, ou le fébrile décompte des pathologies américaines
Pour l’un comme pour l’autre, chacun dans son univers mental et sa dialectique propre, le constat est sans appel et la sentence impitoyable : l’Américain est un homme qui souffre parce qu’il a peur de ce qui ne lui ressemble pas, condamnant plus fermement ses voisins parce qu’il craint de ne pas être à la hauteur des espérances qu’on a portées en lui, que le système (et le regard soucieux lancé par ses ancêtres) lui impose et duquel il craint de n’être pas digne.
De ces deux recueils fondamentaux dans lesquels tous les genres narratifs sont abordés, reportage, articles, allocutions, discours en passant par des lettres directement adressées aux rédacteurs en chef des revues les plus influentes de l’époque (Life/Time/New York Times/ Harpers/Ebony) pour éclairer un point qui aurait fait polémique ou dissiper un malentendu, émergent des textes qui feront date dans la confrérie des Steinbeckiens ou parmi les membres les plus influents de la secte des Faulknerolâtres.
Après une patiente lecture de ces ouvrages marquants où il est vivement recommandé de cheminer à la diable, il serait fort dommage de ne pas attribuer une mention spéciale à la façon dont les deux prix Nobel (1950 et 1962) abordent la question noire, si l’article Atque vale (titre repris d’ un vers de Catulle) de Steinbeck rend un hommage poignant à la rectitude morale d’une communauté objet de toutes les persécutions, l’éloge funèbre que William Faulkner prononce en l’honneur de sa nourrice Caroline Barr, atteint des sommets d’émotions abordant d’une façon détournée, plus pudique dirons-nous la même problématique que son talentueux cadet.
Ces hommes, consciences phares de leur époque qui dans leur discours de Nobel s’adressaient d’abord et avant tout à la jeune génération, éprouvent pour ceux qui ont contribué à forger leur regard sur le monde et leur rapport aux êtres une gratitude infinie dont leurs essais, discours ou conférences apportent le touchant témoignage.
Si Steinbeck doit à son père le sens de la famille, le respect de la loi, l’amour de son pays, la loyauté envers ses amis, c’est d’une ancienne esclave affranchie, que l’auteur du Bruit et de la fureur reconnait tenir son gout pour la vérité, sa prévenance pour les faibles et son respect des vieillards.
Sa confession emplie de pudeur et de tact compense et de loin la sévérité apparente (qu’on aurait tort de prendre pour de l’insensibilité) de ce mémorialiste rigoureux du vieux sud et de ses dynasties déclinantes.
Alors voilà que le lecteur débarrassé de l’aura quelque peu étouffante dont son œuvre est nimbée se retrouve soudainement en mesure d’intégrer ce que le message de Faulkner contient de plus précieux, celui de tenir pour acquis le fait qu’il n’ait d’enseignement possible et de leçon valable pour qui ne prend soin de tisser entre les êtres, les époques et les lieux tous les liens nécessaires à la compréhension du monde.
d.b.