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Woody Allen et la culture, histoire d’une passion contrariée, entretiens avec Stig Bjorkman, 1992
Au fond, tout se réduit au simple fait que j’ai le monde réel en horreur. Or, il n’y a malheureusement là que l’on puisse s’offrir un bon steak.
Woody Allen appartient à cette famille de réalisateurs fortement imprégnés de culture Européenne. Bien que son cinéma comporte plusieurs périodes, il est toujours irrigué par des emprunts subtils à la littérature (Kafka, Faulkner ou Philip Roth) ou au théâtre (Tchekhov, Strindberg). De la confidence en pointillés au bavardage intempestif, les échanges chez Woody sont prodigues en références culturelles savamment distillées. Pourtant, s’il reconnaît ne pouvoir se passer de la fréquentation des grandes œuvres, le réalisateur d’Annie Hall porte sur les productions du génie humain un regard distancié, qui tient à la fois de l’hommage et de la méfiance.
Les confidences recueillies par Stig Bjorkman lors de ses fameux entretiens durant lesquels l’auteur de Manhattan, âgé alors de 82 ans, dialogue à bâtons rompus permettront de mieux percevoir l’origine de ce malentendu. Même si son cinéma fait la part belle aux conversations mondaines, aux confidences monologuées (du lit conjugal au divan élimé du psychanalyste), réservant aux délices du logos une place de choix, Woody Allen fut au cours de son adolescence plus cinéphile que lecteur (tout en entretenant une passion pour la prestidigitation, pratique qui connue chez les gamins d’après-guerre une certaine vogue). De Renoir à Bergman en passant par Rossellini, c’est tout d'abord le cinéma dramatique Européen, dans ses textures les plus âpres, qui remportera l’adhésion de celui qui allait exceller dans le genre de la comédie.
Qu’il soit enjoué comme celui d' un Billy Wilder, pathétique comme les grand De Sica, le cinéma avant d’être un outil d’expression artistique sera pour le jeune Woody Allen un moyen de quitter la décevante réalité de son environnement familiale, dans la filiation d’un François Truffaut qui déclarait avoir préféré le cinéma à la critique parce que ce dernier lui permettait de faire dire de belles choses à de belles personnes, Woody confie écrire et faire des films pour créer des univers dans lesquels on aimerait vivre afin d’opposer aux duretés de la réalité le prestige de la vie idéalisée et du fantasme.
« On apprend parce qu'on aime. Plus on va, plus on aime ».
Si les grands classiques du 7ème art auront très tôt une importance cruciale dans la construction de sa culture personnelle, la passion de la littérature ne surgira que bien plus tard. En lecteur contrarié, peinant sur l’assimilation des grands classiques, c’est surtout grâce à la fréquentation des théâtres qu’il construira sa culture littéraire, observant sans relâches les réactions des spectateurs pour peaufiner son style, entrer en écriture et affiner sa connaissance des œuvres dramatiques. Auteur très demandé de sketchs à succès, toujours à l’affut de la formule caustique et du bon mot ravageur, c’est à la rencontre avec Diane Keaton, sa compagne et complice de toujours, que Woody devra en partie sa découverte des arts visuels, l’extravagante californienne passionnée de photos communiquera à l’indécrottable citadin son amour de l’image dans des échanges particulièrement féconds que Woody évoque avec une certaine nostalgie. (La scène de Guerre et amour ou Diane et Woody se disputent à coup de citations de Schopenhauer est un régal en soi !)
Woody Allen, l’autodidacte inspiré
Toujours assez proche en cela de François Truffaut, son modèle inspirant, qui comme lui ne s'éternisera pas sur les bancs de l’école, il déclare ne donner son crédit qu’à un apprentissage de nature socratique, seule garantie d’une imprégnation véritable. Une caractéristique bien connue chez les autodidactes, qui peut surprendre dans notre culture française très attachée aux certifications officielles mais qu’on retrouve assez fréquemment chez les artistes américains, ces derniers préférant l’expérience personnelle et la confrontation directe avec les œuvres à l’enseignement institutionnelle, fut-il de qualité.*
. De ce dernier, ils se méfient beaucoup, l’accusant de ne générer que des êtres aux opinions désincarnées, pédantes et précieuses, clonages incertains des grands créateurs de formes.
« La vérité, c’est que l’art ne sauve personne ».
Si Woody Allen possède de solides références culturelles, adorant en dehors du jazz des origines la musique de Sibelius, vénérant Stravinsky, trouvant dans les poèmes de Rilke, Yeats, Eliot ou Dickinson la nourriture spirituelle qui sied à son caractère angoissé, son regard distancié sur la culture avec un grand C, les attentes que nous fondons sur elle dans une époque dépourvue de repères lui paraissent excessives , toute œuvre qu’elle soit grande ou petite étant destinée à s’enliser selon lui dans le néant final, qu’elle soit écrite par Shakespeare, composée par Beethoven, aussi puissant soit le plaisir causé par sa contemplation.
Après l’obsolescence programmée des grandes réalisations de l'esprit humain, voilà que Woody s’attaque à l’égotisme des artistes, conspuant leur misanthropie légendaire, l’idée qu’une œuvre serait le passage obligé pour atteindre l’immortalité incarnant à ses yeux le comble du ridicule.
Muni de ces explications, on comprend mieux le traitement qu’il inflige dans ses films aux commentateurs professionnels, personnages récurrents de son cinéma de la dérision subversive, tout juste bon à pérorer dans les repas mondains, à embouteiller à coup de formules vaporeuses et de blagues sans reliefs les vernissages occasionnels quand ils ne viennent pas encombrer du haut de leur suffisance les files d’attentes des salles d’art et d’essais.
d.b Juillet 2017,
*Songeons au livre de Richard Hofstater Anti-intellectualism in American life qui remportera le prix Pulitzer en 1964.