Les dernières publications de notre conférencier : Didier Boudet

Publié le par universite-d-anchin

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Affabulazione (Pasolini), au nom du père et du saint-écrit, analyse d’un chef d’œuvre théâtral.

En 1966, Pasolini (1922-1975) interrompant momentanément sa trilogie de la vie s'attelle à l’écriture de 6 pièces de théâtre, rééditées dans un même recueil aux éditions Actes Sud. Affabulazione, l’une des plus marquantes d’entre elles, questionne la figure du père, mais celle d’un père interrogeant celle du fils.  Onirique et brutale, elle transpose fidèlement les tourments du poète en lutte contre le conformisme, affligé par la disparition progressive des repères ancestraux et des objets de la tradition. 

Parce que Pasolini a très souvent évoqué la complicité qui le liait à sa mère (Susanna) tenant de cette institutrice aux goûts littéraires affirmés son amour pour la poésie Frioulane (sa Supplique à ma mère est un de ses poèmes les plus déchirants),  la faisant jouer dans la Passion selon Saint Matthieu et dans Théorème, nous aurions tort de minimiser l’influence de la figure paternelle, obsédante, récurrente ne serait-ce qu’à travers l'ambiguïté des sentiments que cet officier d’infanterie « violent, possessif, tyrannique » et fasciste de surcroit lui inspira toute sa vie. Sentiment d’amour/haine, sans doute provoqué par le fait que Pier Paolo portait le nom du petit frère disparu de son procréateur, aspirant écrivain fauché dans la fleur de l’âge par noyade.  

Tout en manifestant une haine farouche pour son géniteur probablement traumatisé par ce drame, Pasolini ne cessera de convoiter désespérément sa reconnaissance, se réconciliant avec lui sur le tard en lui dédiant certaines de ses œuvres dont le très beau poème autobiographique Qui je suis (1966), plaquette en vers libres à forte teneur autobiographique où les origines de ce déchirement identitaire sont magnifiquement analysées par le poète lui-même. 

Pour un conflit de vénération

L’incompréhension symbolique qui peut se former entre un père et un fils est la trame affichée de ce « théâtre de paroles » (comme le qualifiait Pasolini dans un court manifeste publié en 1968), onirique et concret à la fois, que la France ne découvrira qu’à la fin des années 80, ayant longtemps privilégié son œuvre cinématographique, mieux relayée par l’intelligentsia française, de Barthes à Deleuze en passant par Sartre et Godard. La trame en est simple, il s’agit de raconter les tourments d’un industriel milanais à l’automne de sa vie qui prend comme une offense la vitalité revendiquée d’un fils qui ne veut pas marcher dans ses traces et couvre d’attaques anticapitalistes la destinée formatée de son père.

Rédigée dans une langue absolument sublime, cette tragédie composée de 8 actes en vers libres, d’un prologue et d’un épilogue nous prouve qu’en pleine effervescence cinématographique (il travaillait à l’époque sur le cycle de la trilogie de la vie), Pasolini n’avait rien perdu de sa verve poétique.  Cette pièce avec un raffinement magistrale illustre les tensions ce que les psychiatres ont pour habitude de nommer pudiquement conflit de génération, particulièrement sensible dans les années 60 où la contestation étudiante émergea soudainement dans le discours social, ébranlant violemment la marche de l’histoire.

Inscrite dans une époque d’interversion des rôles et de choc des valeurs, elle est aussi le miroir des obsessions qui tourmentaient la conscience du poète, fréquemment exposées dans ses articles et ses essais; la disparition d’un monde ancien, l’émergence sous les traits d’une subversion d’apparat d’une nouvelle forme de conformisme (le plus douloureux à ses yeux), celui d’une jeunesse qui, dans une ignorance sciemment entretenue, un avilissement consenti aux appâts illusoires de la société de consommation, prétendait pouvoir réinventer le présent en faisant fi des leçons du passé, incapables de « se laisser émouvoir par une strophe du XVIème » comme Pasolini le soulignera ironiquement dans la poésie de la tradition, un poème resté jusque-là inédit.

Dès le prologue de la pièce, tout est dit, dans cette façon de provoquer notoirement le lecteur ; la pièce ne sera « accessible que dans un langage difficile et facile, difficile pour une société qui vit le pire moment de son histoire, facile pour les rares lecteurs de poésie » nous prévient le spectre de Sophocle, drapé dans son mystère, ouvrant le bal sur ce songe mortifère. Malgré la pesanteur du récit, la beauté de la langue, la puissance des images compensent admirablement la brutalité des intentions et la violence du constat. Ce diagnostic sans appel d’un passage de relais aux accents démiurgiques voit sa puissance rehaussée par les changements de registre, la trivialité feinte des situations auxquels il confronte le lecteur (des « péripéties un peu indécentes »), afin de tester secrètement sa sensibilité et d’éprouver sournoisement son attrait pour le scandale.

Cette pièce écrite en 1966, tardivement découverte chez nous, est désormais devenue un classique, dont on goûtera pleinement la puissance en écoutant l’interprétation brillante de Vittorio Gassman qui la mettra en scène et l’interprètera en novembre 1977 au Teatro Tenda de Rome. Quelques années plus tard, au cours d’une fascinante master class, l’acteur fétiche des comédies Italiennes, dans ses habits civils, muni d’une simple chaise, reprendra le rôle, magnifiquement sertie par la patine du temps. Au mitan des années 80, le fringant briscard fera vibrer dans sa voix et pétiller dans son regard tout le désarroi organique des figures du passé, délestées de leur ancien pouvoir, congédiées de leur règne abusif, et sommées désormais de laisser le champ libre aux aspirations légitimes des générations concurrentes.

Didier Boudet

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